Les Femmes de l'Argane

On le voit partout désormais, le précieux liquide couleur d'or qui protège notre santé et notre beauté : l'huile d'argan coule à flots, et on n'en finit pas de découvrir les vertus de ce nouvel élixir. Mais qui sait que ce trésor de bienfaits provient de mains de femmes qui, au Maroc, perpétuent une tradition ancestrale, tout en transformant aujourd'hui leur vie sociale ?

Coopérative féminine – bienvenue !

A 20 km de l'Océan, au sud d'Essaouira, la route serpente parmi des collines arides, où pousse çà et là un arbre trapu et épineux : l'arganier. Des chèvres broutent les branches basses, et les plus agiles montent dans l'arbre pour trouver les meilleures feuilles. A l'entrée du village d'Imin T'lit, près de Smimou, une pancarte indique : « Coopérative Tamount d'extraction d'huile d'argan ».
La présidente de la coopérative, Taârabt Rachmain, est une femme du pays. Elle nous accueille chaleureusement, ici le sourire est toujours de mise. Les bâtiments de la coopérative sont disposés autour d'un double patio. C'est dans ces locaux très sobres qu'on produit une huile d'une qualité exceptionnelle, que le monde découvre aujourd'hui.

Alimentaire et cosmétique

Ce sont en fait deux types d'huile qui sont produits. Le premier, obtenu par la pression des amandons de la noix d'argan, est utilisé en cosmétique. Pure, cette huile inodore nourrit la peau, l'hydrate, la régénère et prévient son vieillissement. Elle empêche la formation des rides. Elle est aussi utilisée sur les brûlures légères et les petites plaies, qu'elle aide à cicatriser. Enfin elle fortifie les ongles, et donne de la brillance aux cheveux.

L'autre huile est utilisée pour l'alimentation. Les amandons dans ce cas sont torréfiés avant l'extraction, ce qui donne à l'huile un léger goût de noisette. Elle est très appréciée par exemple sur les salades ou pour corser le goût de certains plats. Mais ce qui la distingue encore, ce sont ses vertus diététiques : riche en acides gras essentiels, elle participe efficacement à la lutte contre le cholestérol et les maladies cardio-vasculaires.

Un travail encore essentiellement manuel

Les femmes qui travaillent à la coopérative perpétuent des gestes ancestraux. Car la noix d'argan, débarrassée  d'abord de sa peau, est toujours cassée à la main, à l'aide d'une pierre, comme nous l'avons vu faire, pour dégager les deux amandons blancs. Ensuite, ces amandons sont pressés dans un  moulin à main. On obtient un fluide visqueux, qu'il faut ensuite malaxer, toujours par la force des bras, pour séparer les matières solides de l'huile pure. Les résidus sont utilisés pour la nourriture des animaux.

Ce travail se faisait autrefois dans le cadre domestique, nous explique Taârabt; les femmes, chez elles, produisaient l'huile dont la famille avait besoin, et les hommes vendaient au souk local le surplus, ou l'échangeait contre un produit de première nécessité. Jamais les femmes ne recevaient d'argent pour leur travail.

« C'est de l'étranger qu'est venu le changement », ajoute Taârabt. Des associations européennes ont compris que cette huile valait de l'or, et qu'elle serait très appréciée à l'étranger. Elles ont donc incité les femmes berbères à s'organiser en coopératives. Double objectif : assurer une production suffisante pour l'exportation, et aider les femmes à s'émanciper en touchant le revenu de leur travail.  « Ça n'a pas été facile, raconte Taârabt. Les hommes ont essayé d'empêcher leurs femmes et leurs filles de participer. On faisait une mauvaise réputation aux coopérantes. Au départ seules les veuves ou les célibataires âgées pouvaient venir travailler. Adhérer à la coopérative était presque une honte. » Puis les hommes ont vu que les femmes pouvaient subvenir aux besoin de leur famille, et ils ont changé d'avis. « Ils sont venus les uns après les autres me supplier pour que j'accepte l'adhésion de leurs femmes et de leurs filles. Ils oubliaient le mal qu'ils avaient dit des femmes qui ont adhéré les premières ! »

Les difficultés viennent parfois des femmes elles-mêmes. Elles ont certes beaucoup d'expérience dans la production d'huile artisanale, mais aucune en gestion, par exemple; et la forme même de la coopérative exige des adhérentes qu'elles participent aux décisions. « On nous a toujours dit ce que nous devions faire, dit une villageoise. Personnellement, je ne peux pas travailler dans une structure où il faut respecter des horaires, où il faut respecter des règlements, où on vérifie même la propreté des femmes ! »

Un processus équilibré

A Tamounte comme ailleurs, les opérations restent en partie manuelles. Si les noix sont décortiquées à la machine, elles sont ensuite cassées à la main, ce qui demande de la part des femmes une grande dextérité. Ce sont les femmes les plus âgées, les plus expérimentées, qui sont chargées de ce concassage. Assises sur des tapis ou des tabourets, ensemble en rond dans une grande salle, elles manient le caillou en parlant entre elles : le travail est  aussi pour les femmes un moyen de socialisation.
La pression de l'huile à la machine, puis l'embouteillage , l'étiquetage et l'emballage des produits sont confiés aux plus jeunes. Mais pour notre visite quelques femmes ont repris les vieux moulins à main et refait pour nous les gestes centenaires de broyer les graines et séparer l 'huile à la force du poignet.

Une vie qui change

Et pour confirmer la tradition d'accueil dont le Maroc est créditée, on nous offre une collation dans laquelle nous pouvons goûter l'huile d'argan, délicieuse avec le pain produit localement, ainsi que l'amlou, mélange de miel, d'huile d'argan et d'amandes, aliment énergétique et  nutritif excellent au petit déjeuner. Le tout accompagné d'un thé berbère, sucré et aromatisé à l'armoise.

Cela permet de faire le point sur le développement de la coopérative, créée en 2003. Aujourd'hui une cinquantaine de femmes sont adhérentes. Elles se partagent le revenu de la coopérative, selon le travail effectué. Le prix de l'huile augmente ( la recette par litre a doublé en 5 ans) et leur salaire aussi. Ainsi elles peuvent participer de façon plus significative au revenu familial.

Cependant nous entendons des voix enfantines répéter des sortes de charades. Pour faciliter la présence des adhérentes, la coopérative a organisé une crèche pour les jeunes enfants. Ce n'est pas seulement une garderie : c'est une école où on apprend à compter et à chanter en trois langues – berbère, arabe et français – et où on se prépare à rentrer à l'école primaire. Une telle école maternelle n'existait pas au village, et jusque là les enfants n'étaient scolarisés qu'à 6 ans, sans préparation, d'où difficultés et échec scolaire.

La coopérative est ouverte et reçoit souvent des visiteurs. Un groupe de touristes français quittait Tamounte comme nous y arrivions. Des marcheurs, qui avaient suivi la côte, mais s'en étaient éloigné pour une journée de découverte à la coopérative. Pour Tamounte, c'est non seulement un moyen de vendre de l'huile, c'est aussi  la possibilité d'échanges culturels, de connaissance et de compréhension mutuelle, d'ouverture.

Une exigence de qualité

Aujourd'hui, on assiste au Maroc à une floraison sans précédent de coopératives d'huile d'argan, qui répond à une demande croissante, pour le tourisme comme pour l'exportation. Toutes les coopératives n'obéissent pas aux mêmes critères stricts que Tamounte : qualité impeccable, respect des règles d'hygiène, contrôles, traçabilité, respect du client. Beaucoup d'ateliers, n'ayant parfois de coopérative que le nom, se créent non pas là où les femmes en ont besoin, mais là où le touriste passe, même dans des régions où on ne trouve pas d'arganiers. Imin T'lit est un village isolé et Tamounte ne doit sa réussite qu'à la qualité et à la persévérance de ses fondatrices. Taârabt en particulier est une battante, une personne dont le sourire cache une obstination et un dévouement exceptionnels. Active à la tête de nombreuses associations (groupement de coopératives, défense de l'arganier...), elle est souvent sollicitée pour représenter la profession auprès des autorités et des visiteurs de haut rang. Mais avec son assistante Rachida elle garde sa place auprès de ses camarades, pour le fonctionnement de la coopérative au quotidien.

Ainsi, par la vertu de quelques femmes d'exception, dans des zones isolées et arides, totalement privées d'industrie, des centaines de femmes ont repris leur destin en main; elles assurent à leur famille un revenu, alors qu'elles sont veuves, célibataires, ou que leurs maris n'ont souvent pas de travail; elles peuvent se soigner, aller voir le médecin, veiller à la santé de leurs enfants; ceux-ci sont scolarisés tout en restant à proximité de leur maman. La femme rurale, qui devait s'occuper des besognes domestiques sans avoir le droit d'intervenir dans les décisions de la famille, laisse peu à peu la place à une épouse consciente de son rôle, mieux reconnue par la société, et qui peut dire oui ou non, selon la situation. « Quand on aide une femme en lui assurant une formation, un emploi et un revenu mensuel, elle s'occupera mieux de son chez elle, elle donnera tout pour sa famille et elle transmettra ce qu'elle apprend à ses enfants : c'est comme cela que les sociétés évoluent et vont de l'avant », conclut notre hôte.

N'oublions pas non plus le travail de toutes les institutions publiques et privées marocaines, les associations et ONG d'Europe et du Canada, qui soutiennent et conseillent les coopératives dans leur effort, pour qu'à la fin nous puissions bénéficier des bienfaits de cette huile si riche et si rare. Ainsi une association espagnole, el « Banco Mundial de la Mujer », a créé à Marrakech, dans le centre artisanal, une salle de vente appelée « Casa de Comercio » dédiée aux coopératives féminines; Tamounte entre autres peut y commercialiser son huile d'argan. En même temps l'ONG fait des formations utiles aux femmes qui doivent gérer leur coopérative dans un environnement commercial de plus en plus difficile. Une aide précieuse pour ces femmes entrepreneuses du monde rural berbère.